" – Peu importe d’où l’on vient. Il n’y a pas de tonique. Le thème et son développement ne sont qu’un mirage…
Il y a une musique toujours inattendue.
– Et les dissonances ?
– Dieu les a créées, elles aussi…"
Jaume Cabré - "Voyage d'hiver" - 2014

”La terre, il se pourrait bien après tout que ce soit une espèce
de merveilleux petit appareil enregistreur, plaçé là par on ne sait qui,
pour capter tous les bruits qui circulent mystérieusement dans l’Univers.”
Pierre Reverdy - ”En vrac” - 1929

”J’entends tous les bruits de la terre grâce à mes oreilles et mes nerfs de cristal
dans lesquels circulent le feu du ciel et celui des volcans.”
Michel Leiris - ”Le point cardinal” - 1927

"L'écoute, c'est l'ombre de la composition"
Pascal Dusapin - 2008

 

01/07/2023

Sculpteur sonore

 


CHRISTIAN  MARCLAY, SCULPTEUR SONORE.

 
Un entretien avec Christian Marclay réalisé en novembre 2000 à Paris par Anaïs Prosaïc.

 

Entre musique, sculpture et video, l'art de Christian Marclay est celui du collage, du remix, et de l'appropriation.

Né en Californie, grandi en Suisse, étudiant en art à Boston puis émigré à New York où sa renommée de DJ d'avant-garde a pris naissance dans la scène musicale des années 80, il approche aujourd'hui de la soixantaine avec une grâce d'adolescent éternel. Dés la fin des années 70, Christian Marclay élabore un travail sonore et visuel à partir de disques vinyl rayés, fracturés et recomposés. Il est l'un des premiers à scratcher des vinyls en public, à considérer la platine-disque comme un instrument. Ses mix réhabilitent une musicalité bruitiste proche du free. Il a joué et enregistré en solo et avec les expérimentateurs et improvisateurs Elliott Sharp, Zeena Parkins, Guy Klusevseck, Catherine Jauniaux, Sam Bennett, Fred Frith, Shelley Hirsch, Ikue Mori, Louis Sclavis, David Moss, Sonic Youth, Otomo Yoshihide... et John Zorn, le premier compositeur à avoir intégré dans un groupe d’improvisateurs un platiniste qui n'est pas issu de la culture hip hop.

Ses installations ont été exposées dans tous les grands musées et galeries d’Europe et des Etats-Unis. Ses oeuvres font partie des collections permanentes des plus grands musées - MOMA, Whitney, Centre Pompidou...

Quand il s'installe à Londres en 2007, Marclay laisse derrière lui à New York des centaines de cartons remplis de disques vinyls et de cassettes en vrac aux bandes débobinées. Virtuose du phonographe, vidéaste, platiniste et plasticien, il a consacré de nombreux projets aux propriétés à la fois visuelles et sonores des disques vinyl, à l'altération et à la transfiguration de ces objets, fondus en cube, dressés en colonne, disposés sur le sol d'une galerie et piétinés par les visiteurs (”Footsteps”,1989)... Il a inventé le "phonoguitar", transformation d'une platine 33 tours portée en bandoulière pour jouer la musique de ses guitaristes préférés. Les disques vinyls (mais aussi métalliques, en carton, en plastic, en papier de verre...) deviennent eux-mêmes des instruments: agités comme des éventails, frottés, coupés, rayés, brisés, recollés, fondus, peints, accélérés, ralentis, secoués, décentrés... 



Le disque vinyl porte la marque du temps et celle de l'artiste qui l'a enregistré : qualités techniques liées à une certaine époque, rayures et crissements produits par l'usage. Ultime outrage, l'industrie du divertissement grand public a condamné le vinyl et les supports analogiques à l'obsolescence technologique, au profit du tout numérique dématérialisé. Comme une photo jaunie par le temps, expression de la nostalgie du passé, le vinyl témoigne désormais d'un monde disparu.

La video permet à Marclay de jouer avec une notion du temps qui est celle de l'expression cinématographique, en fabriquant à partir de fragments de films une oeuvre originale, avec sa logique propre, son rythme, son esthétique. Selon Marclay, les collages les plus réussis associent l'identification des emprunts avec le plaisir iconoclaste de la transformation violente...
En 1995, il réalise ”Telephones”, un montage d'extraits de films constitués de conversations téléphoniques. En 2000 avec ”Guitar Drag”, une guitare Fender traînée par un pick-up dans le désert texan est branchée sur un ampli posé à l'arrière du véhicule. En 2002, ”Video Quartet” est composé d'un mur d'images de plus de dix mètres de long, formé de quatre écrans. De la comédie musicale au solo de jazz, un montage virtuose reconstitue les liens entre musique et cinéma, à travers toutes les formes musicales portées à l'écran. En 2007, ”Crossfire” est une installation composée de plans serrés de coups de feu extraits de films d'action, un dispositif pour quatre écrans disposés sur les faces intérieures d'un cube, boucle rythmique où l'arme à feu devient instrument de percussion.


Dernière en date de ses créations, ”The Clock” (2010), résultat de trois années de braconnage dans toute l'histoire du cinéma : une installation video monumentale, collage de vingt-quatre heures de 10 000 extraits de films d'une minute chacun, synchronisés de façon à indiquer l'heure en temps réel, à travers une infinité de plans - horloges, montres, réveils, alarmes, scènes d'actions et dialogues - qui rendent visible le passage inexorable du temps. Cette installation a été présentée à Londres, Tokyo, Los Angeles, Paris, New York, Seoul, Moscou, Boston, Jerusalem, Ottawa...  et Marclay s'est vu décerner le Lion d'Or du meilleur artiste à la Biennale de Venise. ”The Clock” est emblématique de l'art contemporain au même titre que les oeuvres de Jeff Koons ou Damien Hirst. Légende de l'underground musical new yorkais devenue figure respectée du monde de l'art, Marclay connaît désormais la gloire planétaire... Comme Tracey Emin et Damien Hirst, va-t-il devenir un produit typique du White Cube, la célèbre galerie qui le représente à Londres?...
 

Anaïs Prosaïc
 
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Entretien réalisé en novembre 2000 à Paris par Anaïs Prosaïc, à l'issue d'une conférence au Centre Pompidou sur les rapports entre arts plastiques et musique à laquelle Christian Marclay était invité. Paru dans SOLDES #3 en novembre 2013.

 


AP - Tu t’intéressais déjà au vinyl avant l’arrivée en force de la platine comme instrument. Comment ces disques vinyls sont-ils devenus ton mode d’expression ?

CM - Tout est parti du désir et de l’absence de moyens de faire de la musique. C’était une façon pour moi d’inventer mon propre instrument, dans une démarche de non-musicien. J’ai reçu une formation de plasticien, je me suis rapidement intéressé à la performance, à l’idée d’un art vivant qui ne se réduise pas à des objets. Avec le disque en vinyl, j’ai trouvé une bonne métaphore, puisque c’est à la fois un objet et une source sonore. J’ai joué en France dés le début des années 80. Depuis beaucoup de choses ont changé, en particulier la façon dont le public comprend le disque et la platine-disque, qui aujourd’hui est acceptée comme instrument grâce à la culture DJ. Je préfére le mot "turntablist" pour décrire mon usage de la platine, le mot ”DJ” évoquant plutôt l’univers disco, quelqu’un qui s’efforce de faire danser. J’ai toujours été très éloigné de ça. 



AP - Tu disais au cours de la conférence de ce matin, que le punk avait été une source d’inspiration, un déclenchement. Un moment particulièrement créatif pour toi à New York?

CM - Je m’intéressais à l’art, je suis venu à New York où je me suis retrouvé plus souvent dans des clubs que dans des galeries ! C’est là que se trouvait l’énergie et l’action. Je n’ai pas étudié la musique, je n’ai jamais eu de rapport direct avec la musique même comme un amateur qui achète des disques et écoute de la musique, j’ai grandi dans un envir
onnement où il n’y avait pas vraiment de musique, ni chez mes parents, ni dans l’internat où j’ai vécu ensuite. Pour moi le disque était un objet précieux, rare, mais aux Etats-Unis cet objet était partout… On allait dans les "thriftstores", les boutiques d’occasion, qui regorgeaient de milliers de disques à 25 cents pièce. Dans une ville comme New York, les disques se ramassent par terre dans la rue, il y une telle surconsommation de cet objet, que j’ai fini par l’accepter comme quelque chose de commun et de peu de valeur, qu’on peut abimer, jeter, et non comme quelque chose de sacré que l’on conserve tel un livre relié qu’on garde pour la postérité. Il m’est apparu qu’on pouvait faire quelque chose de créatif avec cet objet plutôt que de le garder dans sa bibliothèque !



AP - Ton vocabulaire s’est élaboré au fil des années, mais il y a un point de départ, où tu commences à martyriser le disque, à le détruire, à le découper en morceaux, à le recomposer…

CM - Avec un désir de trouver de nouveaux sons, de le transformer pas seulement pour le détruire, au contraire, c’est une destruction positive, active, pour essayer de trouver d’autres sons que ceux qui sont imposés dans le sillon. En général, on a un rapport très passif à cet objet, on le pose sur la platine, on va s’asseoir, on l’écoute. Mais si on le touche, on le perturbe un peu, on transforme sa surface, ou si on modifie le tourne-disque, tout à coup on découvre d’autres sons. J’avais le désir d’inventer des sons avec cet objet finalement simple et pauvre et qui n’était pas vraiment un instrument.
 
AP - Collaborations avec le guitariste et platiniste japonais Otomo Yoshihide. Et aussi Lee Ranaldo, Thurston More, Fred Frith, Zeena Perkins, John Zorn – dont le toujours magnifique "Cobra" (1987) – en fait, tu es l’un des premiers platinistes a avoir été employé par des compositeurs. Comment s’établit la collaboration entre des musiciens et un poète sonore et sculpteur de sons tel que toi ?

CM - Au départ, c’est une fascination réciproque. Pour moi, les musiciens avec leur connaissance m’intriguaient, car j’éprouvais le désir de faire de la musique, mais je n’en n’avais pas les moyens. Donc je les ai inventés, je me suis donné des moyens pauvres, et eux étaient fascinés par ce résultat, par mon ignorance, ma naïveté... Il y avait là quelque chose de nouveau, de frais ! Moi j’avais toujours le désir d’apprendre, pour peut-être un jour jouer d’un instrument, mais eux me disaient, non, non, surtout pas… Ils m’ont permis de m’affirmer, de sentir que finalement ce que je faisais était positif, que j’apportais quelque chose dans ces improvisations de groupe. Avant cela j’avais crée mes propres groupes, The Bachelors Even, puis MonTonSon. Et puis j’ai rencontré John Zorn qui a été essentiel dans mon développement. Il m’a permis de jouer avec énormément de musiciens, donc de pouvoir mettre mon instrument, le disque et le tourne-disque, dans un contexte d’instruments traditionnels, guitare, accordéon, trompette. Pouvoir jouer avec de vrais musiciens, pour moi c’était fantastique ! Grâce à Zorn j’ai pu rencontrer beaucoup de musiciens avec qui vingt ans après je continue de travailler. Je pense qu’il y a eu un vrai échange. J’ai beaucoup appris de Zorn, lui aussi a appris à travers les possibilités que j’apportais dans une composition comme "Cobra" par exemple : apporter d’un coup l’intervention d’un orchestre symphonique ou une polka, des références très directes à des styles de musique variés, de façon instantanée en posant l’aiguille sur un disque…



AP - Au fil des années tu as acquis une sorte de virtuosité dans la préparation des disques que tu utilises, et ton travail sur scène…

CM - Oui, évidemment, comme avec tout instrument, avec le temps on acquiert une facilité, une dextérité, une précision, et puis on essaie toujours d’aller un peu plus loin, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre pour ne pas se répéter ?... Avec le disque c’est fantastique parce qu’on est face à l’histoire entière de la musique enregistrée, c’est une source inépuisable de sons. Je ne joue pas des plages entières, mais des petits extraits. Ce sont des manipulations qui ne permettent pas d’identifier la source. Ce n’est pas seulement le son qui est gravé dans le sillon, mais c’est aussi tout ce que le vinyl peut offrir comme sons. Ce matin j’ai montré cette video que j’ai tournée où les disques vinyls sont utilisés en dehors de l’utilisation du tourne-disque comme des instruments acoustiques, de percussion, ou des crécelles… En tous cas, ce n’est plus l’utilisation pour laquelle le disque a été conçu.

AP - Le détournement de son utilisation initiale t’enchante, par exemple quand tu lui imposes un trou décentré…

CM - Toutes les possibilités sont bonnes. J’essaie aussi toutes sortes de transformations de la surface en fondant les disques, en collant des choses sur le disque, en le décentrant...

AP - Est-ce qu’un CD restitue la spontanéité d’une performance live, où bien est-ce qu’il s’agit d’un travail complètement différent ?

CM - Ca dépend des projets, mais sur "Moving Parts" (2000) il y a un gros re-travail. Je fais une grande distinction entre la performance live et un enregistrement. Le CD fonctionne un peu comme un document imparfait qui ne présente que l’aspect sonore, il manque l’élément visuel de la performance. Un enregistrement permet des corrections. Pourquoi ne pas profiter de cette possibilité puisque le studio d’enregistrement est lui aussi un instrument ? En opposition avec ces manipulations de disques et de sons analogiques primaires, la technologie numérique permet de travailler avec des programmes comme ProTools, de copier-coller, de transformer encore à un deuxième niveau… Par exemple ce CD s’est fait en plusieurs étapes. Comme Otomo habite au Japon et moi à New York, on n’est pas souvent ensemble. On a eu deux sessions d’enregistrement, une à New York et une à San Francisco, puis on a passé une semaine à retravailler ces enregistrements à San Francisco et à la fin on s’est fait quelques envois entre New York et Tokyo. Donc on est loin de la spontanéité d’un concert, mais j’espère qu’on retrouve cette qualité-là. Ce n’est pas le document d’une performance live. J’ai d’autres projets et d’autres disques qui eux le sont. Mais en général je ne suis pas tellement intéressé par l’idée du disque-document qui garde trace d’une performance live, de quelque chose qui a eu lieu dans le contexte d’un club. Mes disques, comme "Record Without A Cover" (1985) ou le disque sans sillon, sont des projets qui posent des questions sur ce support qu’est le vinyl, mais aussi qui acceptent le vinyl dans sa fragilité. Avec "Record Without A Cover", l’idée c’était vraiment de présenter un disque sans protection, fragile, qui se transforme avec le temps, et toutes ces imperfections de la phonographie, plutôt que de les rejeter, je les intègre au maximum et j’essaie de les utiliser, de faire un disque qui ne soit pas un document sonore mais un disque qui évolue avec le temps, qui peut-être vit, d’une certaine manière, plutôt que d’être un document mort. Quelque chose qui change avec le temps, et ta copie sera différente d’une autre. Un autre projet du même genre, c’est "Footsteps" (1989). J’ai crée un disque dont j’ai ensuite disposé les copies sur le sol d’une galerie afin que le public les piétine. Ensuite, je les ai commercialisés… Donc on achète un disque endommagé. Qu’est-ce que ça veut dire par rapport à ce support qui est sensé traduire une performance idéale, en la reproduisant à chaque fois de façon identique ? Dans un projet comme ça, évidemment ça fonctionne comme document, mais c’est d’abord un projet de studio. Finalement c’est pour ça que j’ai assez peu de disques. Aujourd’hui, c’est tellement facile, il suffit d’un DAT et tous les concerts, tout ce qu’on fait peut être documenté et sorti sur disque. Il y a une quantité énorme de disques live en circulation. J’en ai aussi, mais ça m’intéresse moins. C’est pourquoi ma discographie est d’une ampleur limitée…



AP - En revanche, il existe beaucoup de disques en collaboration, de compilations sur lesquelles tu apparais.

CM - Beaucoup de collaborations… Pour moi, la musique c’est la collaboration. Ce matin on parlait de la différence entre les arts visuels et la musique. En art, quand on fait des expositions, on a tendance à travailler seul. Mais la musique, c’est un effort collectif, c’est plus un travail d’échange, c’est plus social, plus interactif.

AP - En quoi Otomo Yoshihide est-il proche de toi ?

CM - Otomo est très proche de moi. Je l’ai rencontré en 1987, la première fois où je suis allé au Japon où je faisais une tournée avec David Moss. Otomo aidait l’organisateur. Il connaissait tout ce que j’avais fait, "Record Without A Cover" de 1985, sur lequel il avait écrit une critique… Il a commencé à m’envoyer des cassettes. En les écoutant, je me demandais si c’était des concerts que j’avais fait au Japon, parce que vraiment je reconnaissais une technique, une approche très semblables. Et puis petit à petit il a développé une sorte d’approche très originale, et aujourd’hui il évolue de plus en plus vers l’électronique. Et justement dans ce disque, je lui ai demandé de revenir en arrière un petit peu. Il voulait utiliser plus d’électronique et s’éloigner un peu des disques. Mais il y a un mélange. Il utilise de plus en plus les samplers. Moi j’utilise des delays, mais ma méthode reste assez simple. Avec ce disque comme dans beaucoup de projets, il est impossible de savoir qui fait quoi, parce qu’à la différence d’un autre musicien qui a développé une technique avec un instrument – si on entend du saxophone, on reconnaît John Zorn, si on entend un certain style de guitare, on peut dire, ça c’est Elliott Sharp, un certain style de batterie se dire c’est Bobby Previte. Les artistes ont souvent un style très reconnaissable. Avec le disque, il y a certaines techniques qui reviennent, mais finalement, comme on joue la musique des autres, ce sont eux qui sont plutôt reconnaissables. On entend quelque chose et on se dit ah oui tu as repiqué du Miles Davis... Ou bien ah tiens, ça c’est Chopin !… L’identification s’opère autrement. Ce qui me plaît dans ce magma c’est que toutes ces musiques sont mélangées d’une manière telle qu’on ne sait plus vraiment ce qu’on entend. Mais la mémoire est tout de même de temps en temps sollicitée, même si souvent elle se trompe… Souvent on me dit : mais ça, je sais exactement ce que c’est. Mais non, ce n’est pas ça, je n’ai même pas ce disque !…

AP - C’est une forme de musicalité qui stimule l’imaginaire, proche du free jazz, avec de l’humour. Avec une dimension cinématographique, tantôt musique de film, tantôt paysage sonore ou cinéma pour les oreilles.

CM - Quand j’ai joué en trio à Beaubourg avec DJ Olive et Erik M, il y avait un dispositif qui filmait ce que nous faisions avec les disques en gros plan. Mais on m’a souvent dit que ma musique fait penser à une bande-son de cinéma. Ce n’est pas une musique linéaire, on peut passer d’un monde à un autre très rapidement, alors qu’un instrumentiste est toujours un peu coincé dans un son unique. A moins d’avoir recours à l’électronique qui permet toutes sortes de choses, où on joue d’une guitare et ce n’est plus du tout le son d’une guitare. Ce genre de sampling avec les disques permet de fabriquer des images sonores de façon illimitée.

AP - Tu continues à collaborer avec les musiciens new yorkais rencontrés dans les années 80. A l’époque, on avait l’impression d’une communauté artistique. Qu’est-elle devenue?

CM - La communauté était plus forte et plus soudée parce qu’on n’avait pas encore de projets personnels. On s’entraidait, nous devions créer nos propres lieux pour jouer. Maintenant, un système s’est mis en place, on peut jouer au Tonic, à la Knitting Factory, il y a un milieu aujourd’hui, alors qu’avant John Zorn devait créer son petit club dans une cave… On existait dans la marginalité. Et puis Zorn est devenu une grande star, les gens voyagent, ont des intérêts, des carrières différentes. Moi je fais aussi de l’art, j’ai aussi un parcours différent. Et puis il y a des amitiés qui durent et d’autres qui ne durent pas… C’est sûrement plus éclaté aujourd’hui. Mais le relais est pris par des musiciens plus jeunes, qui inventent de nouveaux petits noyaux de créativité, qui finissent par éclater aussi au bout d’un moment. Ces dernières années j’ai un peu travaillé avec des djs plus jeunes, parce que d’une certaine manière j’ai un peu bénéficié de ce mouvement et de cet engouement pour les DJs. D’un seul coup je suis devenu un peu le parrain de cette nouvelle génération ! En même temps, j’ai eu d’autres DJs avec qui travailler, parce que pendant longtemps je ne travaillais qu’avec des musiciens plus traditionnels, puisque j’étais le seul à faire ce type d’expérimentation. Maintenant avec DJ Olive la collaboration est possible, ainsi qu’avec Erik M et d’autres. C’est excitant, parce qu’une nouvelle scène plus jeune apparaît avec de nouvelles idées. Eux aussi viennent d’un milieu différent. Des gens comme Zorn, Butch Morris ou Elliott Sharp ont beaucoup de connections avec le jazz et l’improvisation, les plus jeunes ont plus d’affinités avec le rock, en tous cas ont un passé musical très différent. Donc cette scène est beaucoup plus éclatée. Une fois qu’individuellement on connaît un certain succès, chacun s’absorbe dans ses propres projets.

AP - Comment fais-tu la part du travail de plasticien et du travail de musicien ?

CM - Le thème du colloque c’était justement le rapport ou la différence entre art et musique, c’est pour ça qu’on m’a invité, puisque je me trouve entre les deux. Et pas seulement entre, puisque j’essaie de faire aussi bien de la musique que de la sculpture, des installations, de la video. J’essaie de ne pas m’arrêter sur une manière de travailler. Travailler avec des objets trouvés : le disque c’est l’objet trouvé idéal ! Il y a des périodes où je travaille plus dans un domaine que dans un autre. Quand je fais de la musique, si je voyage, je suis obligé de ne faire que ça. Quand j’ai des expositions, je suis obligé de me concentrer sur ce travail-là. J’ai aussi des publics différents : le public de l’art ne connaît que mon travail de plasticien, le public de la musique ne sait parfois même pas que je fais de l’art ! Pour moi c’est sain de ne pas être coincé dans un domaine, de pouvoir me libérer, m’échapper, et travailler différemment. Quand je travaille comme plasticien, j’ai tendance à travailler plus seul, bien qu’essayant de trouver des combines, des projets sur lesquels travailler avec d’autres gens dans des contextes de théâtre, de performances, ou dans le milieu des musées et des galeries où je fais des projets qui sont plus musicaux.

 



AP - Est-ce le milieu de l’art qui rend le mieux compte de ton travail ou celui de la musique ?

CM - Le milieu de l’art est plus ouvert sur autre chose. Le milieu de la musique est plus focalisé sur la musique. Le monde de la musique a toujours fasciné la scène artistique parce qu’elle apparaît toujours plus libre, plus près d’une réalité quotidienne, ou de la pop. Parfois les musiciens sont plus fermés sur leur univers et ne connaissent rien d’autre. Bien sûr on ne peut pas généraliser, il y a plein d’exceptions. C’est vraiment le contexte qui me définit. Il y a des gens qui apprécient ce que je fais en musique, qui me respectent en tant que musicien, alors que dans le monde de l’art, on m’invite en tant que plasticien, et on me respecte aussi à ce niveau là. Il y a des modes. Je pense qu’en ce moment la tendance est aux DJs, il y en a dans tous les musées, ils sont partout… Les musées cherchent toujours à attirer un public plus jeune, ça fait partie de leur politique d’attirer un public varié. La raison pour laquelle j’ai commencé à faire de la musique, c’est parce que dans les années 70 il y avait dans les milieux de l’art un intérêt à travers le punk pour la musique. Et inversement. On allait au Mudd Club, et tout à coup il y avait une performance de Dan Graham. On allait au CBGB’s, et puis il y avait Nam June Paik qui cassait un violon et DNA qui jouait après. Beaucoup de musiciens sortaient des écoles d’art. Il y a toujours eu des rapports. Mais ce qui m’intéressait, c’est que je trouvais que ces rapports étaient très vrais dans les années 70 avec le punk et puis la performance d’art, le côté très direct, violent, les lames de rasoir, l’ abus du corps, c’était des activités ou des symboles qu’on retrouvait dans l’art autant que dans la musique. Que ce soit Sid Vicious ou les actionnistes viennois, pour moi, la confluence de ces deux mouvements avait beaucoup d’importance. Etudiant en art intéressé par ce qui se passait en video, je suis venu à la musique parce que j’avais le désir de faire un petit film, une comédie musicale. J’avais écrit des chansons et j’avais demandé à un musicien à l’école de faire de la musique sur ces paroles. Il m’a demandé pourquoi je ne les chantais pas moi-même. Finalement on a fait un petit groupe, la comédie musicale n’a jamais été montée, mais on a fait un concert et je me suis retrouvé sur scène en train de chanter mal (rire)  !

AP - L'influence de Marcel Duchamp et de John Cage, l’un étant le pionnier du ready-made, intégrant dans son art des objets déjà existant, l’autre l’un des premiers utilisateurs du tourne-disque dans sa musique. Ton premier groupe s’appelait The Bachelors Even (Les Célibataires Même) en référence à Duchamp.


CM - Ces deux artistes sont très importants pour moi. Avant Cage, Duchamp m’a fasciné, bien que j’ai toujours un peu rejeté les héros, mais ce sont là deux personnages qui m’ont sans doute aidé à arriver là où j’en suis, qui m’ont aidé à me libérer. Je pense à l’approche conceptuelle de Duchamp, de ne pas considérer les objets comme des choses acquises. Il y a une façon de dialoguer avec les objets les plus usuels, les plus simples, les plus communs. J’ai découvert John Cage en 75 à travers un disque d’une composition réalisée avec des objets en verre. Je lavais la vaisselle tout en écoutant ce disque et ce mélange entre les sons les plus quotidiens et l’idée de faire de la musique avec des objets, cela a été une découverte très importante pour moi. Accepter l’objet, le ready-made, travailler avec quelque chose qui existe déjà plutôt que d’inventer de nouveaux objets… Tailler une forme dans le marbre ou sculpter de façon traditionnelle paraissait absurde après Duchamp et Cage.



AP - Comment résumer le message contenu dans l’œuvre de Christian Marclay ?

CM - Je suis tout de même allé dans d’autres directions. J’ai eu la chance de rencontrer John Cage une fois, et je me sentais tellement éloigné de son propos que j’avais déjà digéré, que tout à coup il m’apparaissait comme un vieux monsieur qui n’avait plus le même sens pour moi sans remettre en cause mon immense respect et mon admiration pour lui, pour sa fraîcheur d’esprit en dépit de son âge ! Dernièrement j’ai pu travailler avec Merce Cunningham qui est aussi un personnage extraordinaire dont le travail chorégraphique est lié à Cage au point qu’on ne sait plus qui influence qui. Trouver chez des gens de cette génération – Merce a plus de 80 ans – une telle fraîcheur, une telle spontanéité, c’est fantastique et c’est une grande source d’inspiration. A part ça il n’y a pas de message… Il faut faire passer le disque à l’envers, peut-être qu’il y a un message caché…

AP - Il y a une onzième plage sur le disque "Moving Parts", vingt minutes après le dernier morceau du CD…

CM - Tu l’as donc trouvée!


MOVING PARTS




 


 

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