"Utilisée comme un instrument, la voix humaine révèle la large palette de sons dont le corps humain est capable. Au-delà des mots et du langage, la voix peut explorer tous les sons du corps."
Shelley Hirsch, née en 1952, artiste performeuse, vocaliste, improvisatrice et compositrice, se produit depuis 1983 aux USA, en Europe, Asie, Afrique et Australie. Parmi ses principaux travaux : "My Father Piece" (2000), "For Jerry" (1996), et "O Little Town of East New York" (1991). Shelley Hirsch a enregistré pour une quinzaine de labels discographiques, dont Tellus, Nonesuch, Innocence Records et Tzadik. Elle est lauréate de nombreuses bourses du NEA et du New York Foundation for the Arts, Harvestworks, DAAD de Berlin, et autres.
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Interview de Shelley Hirsch
réalisée par Daniela Swarowsky à Brooklyn le 21 octobre 2003
Archive et traduction par Anaïs Prosaïc
Daniela – Si on commençait par le début… Tu as grandi à Brooklyn… Plus précisément à East New York?
Exact. Les gens confondent le Lower East Side avec East New-York, qui est une toute petite enclave aux confins de Brooklyn. Un quartier populaire, très violent, plein de tensions raciales. Je suis née en 1952, les choses ont énormément changé au cours des années 50-60. Dans les années 50, nous avons vécu dans un immeuble avec des gens de toutes sortes de cultures différentes, les musiques sortaient des appartements, Yma Sumac, Chet Baker, Stan Getz, Mantovani Strings… Dans les HLM, on entendait des percussions africaines. Mais à partir des années 60, c'est devenu un quartier divisé… Nous avons emménagé dans une maison pour deux familles dans une rue où chacun défendait âprement son territoire. Beaucoup de gens étaient partis s'installer en banlieue, les HLM à deux rues de chez nous étaient habités par des noirs hostiles. Ce n'était pas très agréable de traîner dans le coin. Tout le monde était super raciste! Quand j'étais petite, j'écoutais la stéréo dans le salon de mes parents en dansant avec mon père… Avec lui, un environnement musical enchanté entrait dans notre salon. Il chantait… Soudain, on percevait cette petite phrase de flûte, ou de harpe, ou une voix humaine, Johnny Mathis, Frank Sinatra, Nat King Cole… Tous les mois au supermarché du coin, j'achetais un nouveau volume d'une collection de livres sur les cultures du monde. Nous avions aussi une immense collection de disques du Reader Digest de musiques de toute la planète: deux minutes de musique de Honolulu, suivi d'un morceau de Rachmaninov, puis d'un extrait de rumba congolaise… J'ai commencé à aller à l'école à Manhattan à 14 ans, avant je rôdais déjà par-ci par-là…
Daniela - Tu as déménagé à San Francisco?
D'abord, je me suis installée pendant un an dans le Lower East Side à 17 ans. J'ai laissé tomber les études secondaires. J'avais un job très créatif au Club Canin d'Amérique qui consistait à reclasser les fiches des caniches… J'étais romanesque, en rentrant chez moi le soir, quand je passais devant un club de jazz, ça me faisait swinguer, et parfois on m'invitait à entrer… J'ai toujours chanté et joué la comédie étant enfant dans les couloirs à cause de leur acoustique, je ne me prenais pas du tout pour une star : ce qui me plaisait c'était de monter des petits projets bizarres avec les copains de l'école.
J'ai toujours été fascinée par les arts d'extrême-orient. Je savais qu'une importante communauté japonaise vivait en Californie, et qu'on pouvait y étudier la danse et le théâtre du Japon. Je suis allé à San Francisco pour devenir danseuse de kabuki! Malheureusement, c'est impossible pour une femme… J'ai fait partie d'un groupe de théâtre, je créais des accompagnements sonores. On faisait un travail expérimental dans la veine de Grotowski et de l'Open Theatre. On allait se balader sous le Golden Gate Bridge pour recueillir des sons… On cultivait la mémoire physique des espaces et on les rapportaient avec nous dans la salle de répétition… Dans notre travail, nous opposions sans cesse langage et non-langage: environnement, espace, architecture, créer des sons à partir des espaces, puis aller vers la vie des rêves, les espaces oniriques, par l'improvisation à partir de sons et de mouvements. Cette façon de travailler à partir de sons très abstraits ou d'images m'a marquée, cette recherche d'un langage ou d'une histoire au fond de soi. Je mélangeais narration abstraite, environnement et espace, effets acoustiques… Cela a duré environs sept mois. Après, on s'est fait arrêtés…
Nous faisions une pause estivale, après avoir joué à travers la Bay Area une forme de théâtre pauvre, sans décors. Nous représentions tout avec nos corps. Des pyramides à six pour totems fous… Nos spectacles évoluaient en fonction des lieux où l'on jouait. Je n'ai jamais trouvé intéressant de jouer dans une église ou ailleurs si le spectacle n'est pas précisément conçu en fonction du lieu.
Il y avait un sous-groupe qui faisait du théâtre pour enfants. On habitait une grande demeure au bord de l'océan. J'avais sous-loué ma chambre à un type qui s'avéra être un dealer. Le groupe répétait au premier et j'étais en bas, malade, en compagnie de mon petit-ami. Les gens du quartier voulaient nous virer. Dans cette maison, vivait un vieux médecin spécialiste de Mark Twain. Sa bibliothèque contenait les premières éditions de tous les grands auteurs de la côte ouest. Mais les voisins, des avocats et des bourgeois, eurent raison de notre présence. Le panier à salade est arrivé et la police a embarqué tous les comédiens en répétition, dont une fille qui avait un enfant. Ils l'ont embarquée, et nous sommes restés avec l'enfant…
J'ai décidé de partir pour l'Europe… Mais d'abord je suis revenue à New York, travaillant comme serveuse dans un café de l'East Village, faisant des jam-sessions dans les arrières-salles de clubs de blues. Je voulais aller en Europe à cause d'un théâtre de mime des environs d'Amsterdam. Au terme d'un enchaînement de circonstances échevelées, j'ai atterri dans un squat. Comme il y faisait très froid, on traînait dans les bars, il y avait un groupe qui jouait toutes les chansons de mon père… Un jour, désinhibée par la douceur des liqueurs locales, je leur ai proposé de chanter. En fait c'était une bande de journalistes qui jouaient du swing (en amateurs) Je suis devenue la chanteuse de Ego and the Hard Shots, ils avaient entre 40 et 50 ans j'en avais 20… Je chantais "Funny That Way", des vieilles chansons de Billie Holliday et Frank Sinatra, des standards.
(rires!)
Quand j'étais en Californie j'ai travaillé avec un groupe dans la mouvance de Bob Wilson pendant qu'il était en voyage en Iran. Ca ne collait pas parfaitement avec eux parce que j'étais un peu trop expressionniste. Je me souviens que Stephan Brecht, le fils de Bertold Brecht, faisait partie du groupe… Lui m'aimait beaucoup, moi et mon travail. Je ne devrais peut-être pas le dire, mais un jour j'ai accepté de partir un peu avec lui… Nous avons fait une escapade dans une maison qu'il possédait dans le Massachusetts. Il écrit toujours pour Robert Wilson (”A Letter to Queen Victoria”) et Richard Foreman. C'est le premier à m'avoir parlé de Jeanne Lee et autres grands chanteurs improvisateurs, de ceux qui ont interprété ”Sophisticated Lady” accompagnés par Archie Shepp. Je cherchais ses disques frénétiquement.
Je me suis retrouvée dans un choeur à Saint-John-the-Divine*. Un pied dans une production multi-media, où je faisais des environnements sonores, et un pied dans un chœur… A l'époque, je ne connaissais rien à l'improvisation libre.
Une autre source de revenu était de travailler comme modèle dans les écoles d'art. C'est en posant comme modèle que j'ai le plus appris. Ca répondait à la question: comment passer de l'abstrait à la narration en se servant du corps? Je prenais des poses en référence à des peintures que j'avais vues, puis je passais à quelque chose de très abstrait, et je continuais ainsi à jouer avec cette idée, c'était une forme d'art-performance. J'ai fait ça jusqu'en 82 à New York et à Amsterdam.
J'ai toujours improvisé et mélangé les sources culturelles.
En 1974, je cherchais encore ma voie (voix!) dans le Soho des années 70: Hamiet Bluiett, Oliver Lake, Revolutionary Ensemble…
A la fin des années 70, apparaît John Zorn, en parallèle avec l'école minimaliste et la scène punk - Theoretical Girls, the Contortions… Je chantais dans des groupes de jazz, des groupes de rock, j'ai fait de la musique avec David Simons pour des danseurs coréens, il y avait beaucoup d'influence orientale dans le rock de l'époque…
J'ai fini par atterrir dans le cercle de Zorn. On se réunissait pour répéter dans un sous-sol. Au-dessus se trouvait une animalerie exotique, avec des aquariums et des criquets. Je n'ai pas fait d'improvisation libre en concert avant un trio avec Daniel Moroni ? et Wayne Horvitz. J'ai joué dans les "game pieces" de Zorn. Je jouais avec Bill Laswell, David Garland, David Van Tieghem… Zorn nous a entendu à la Kitchen et il m'a invitée à participer aux game pieces. Il y eu Eugene Chadbourne, Tom Cora, Anthony Coleman, Marc Miller… 1979-80. On jouait à Studio Henry, Irving Plazza, Danceteria, CBGB's, dans des lieux pour le jazz ou pour la musique pour la danse, comme la Kitchen.
Daniela – Comment réagissait le public?
Il y avait toutes sortes de réactions, les puristes juraient que ce n'était pas de la musique… Il y a toujours des gens qui pensent comme ça, rien n'a changé… Les polarisations étaient plus ou moins les mêmes qu'aujourd'hui. Mais c'était assez radical!
Daniela – C'est ce que m'ont toujours parus être les concerts de Zorn…
Au début des années 80 j'ai fait un voyage de deux mois en Italie.
J'avais réalisé un petit opéra avec David Simons, quelqu'un avec qui j'ai beaucoup travaillé. A Berlin j'avais rencontré un couple de mécènes… A la même époque un groupe de rock allemand cherchait une chanteuse. Mais je voulais pénétrer la scène improvisée. J'ai rencontré le batteur suédois Sven-Åke Johansson, des plasticiens… Nous avons fait des performances inoubliables qui remplissaient des espaces immenses… J'adorais ça! Ensuite j'ai joué avec Christian Marclay. Nous avons travaillé une pièce intitulée ”Dead Stories”. Une pièce extraordinaire qu'il devrait rejouer! Ca incluait de la musique, une performance scénique, cinq chanteurs, nous l'avons jouée pour la première fois au Performing Garage ou au 8BC…
Le 8BC était un club fantastique, sur la 8e rue entre les avenues B et C, un grand beau vieux club. Dans les années 80, il y avait des endroits fantastiques pour jouer à New York. Nous avons été invités au festival de Moers en petite formation, avec Arto Lindsay, David Moss, moi… On a fait un tabac! Et j'ai commencé à travailler beaucoup.
J'ai fait mon éducation en lisant les livres qui traînaient autour de moi ou chez des copains. Les belles rencontres, les opportunités réussies, sont affaires d'attirance, d'intuition et de création… En faisant du stop, en posant aux beaux-arts… Je suis allée comme ça au festival de Newport et j'ai assisté au premier concert de Janis Joplin sur la côte Est…
C'est aussi la façon dont on perçoit ces choses, c'est donné à tout le monde. La sensation d'attraction…
Je me suis installée dans mon loft de Tribeca en 1976. C'était une période fantastique pour Downtown. Tous les artistes avaient des endroits pour travailler, musiciens et plasticiens se retrouvaient dans les bars. Les membres de Sonic Youth étaient étudiants en cinéma et en art, Glenn Branca avait fait du théâtre auparavant… Jeffrey Lohn était l'un des rares à être purement musicien. Quelle période géniale! Une grande variété de gens, beaucoup d'idées, un entrecroisement de formes… Ca n'existe plus guère aujourd'hui. On pouvait écouter toutes les musiques du monde, le scène punk était extraordinaire, les gens à l'époque jouaient une musique hautement énergique, intelligente et drôle… Et puis il y avait la scène improvisée. Les improvisateurs européens étaient très différents de nous. C'est seulement en trio avec Sven-Åke Johansson et Wolfgang Fuchs que j'ai abordé l'improvisation libre.
Dans les années 60, beaucoup de musiciens et de professeurs essayaient d'échapper à la guerre au Viet Nam. J'ai travaillé avec des gens politiquement engagés, les acteurs de la Mama qui faisaient du théâtre expérimental. J'ai fait partie de la section SDS de mon lycée, Ted Gold des Weathermen était venu à un de nos meetings. Nous participions aux meetings et aux manifestations contre la guerre. J'avais un professeur qui vivait à Chelsea et qui m'a fait découvrir Ornette Coleman et Béla Bartók… et il me draguait en plus!
A un moment je faisais le va et vient entre jouer avec des musiciens européens et des musiciens new yorkais. John Zorn étaient respecté par des européens comme le guitariste Derek Bailey.
Et puis j'ai commencé à faire beaucoup d'improvisation libre. J'étais sollicitée par différents musiciens. C'était génial, ça devenait de plus en plus facile d'accéder à ce qui se trouvait déjà là. Je prenais conscience du processus.
1985 a été une année pivot pour moi. J'ai rencontré Jon Rose, nous avons beaucoup travaillé ensemble. J'ai rencontré David Weinstein avec qui j'ai collaboré pendant sept ans, nous vivions et travaillions ensemble (cf l’album de 1989 ”Haiku Lingo”). C'est une partie très importante de ma vie. En 1982 j'ai travaillé avec J.A. Deane avec qui j'ai fait mes premières expériences de traitement électronique de ma voix. David m'a encouragée à en faire plus. D'abord j'ai eu un digital delay (delay numérique), puis deux, un harmonizer. C'était comme des outils psychologiques : les effets sur ma voix produisaient une façon différente de penser, un peu comme quand on parle dans une langue étrangère. Les propriétés acoustiques permettaient de modifier l'espace dans lequel je me trouvais. Si je chante dans un cabaret, je vais chanter autrement que dans un lieu "sec"… Les effets électroniques déclenchaient l'apparition de personnages ou le surgissement d'émotions, ou la sensation d'espace, sur le plan physique et psychologique.
En 1992 j'ai obtenu une résidence de six mois à Berlin. J'ai travaillé avec la plasticienne Barbara Bloom, une pièce qui représentait cinq femmes : les femmes et leurs passions… Catherine de Russie, Marie Bonaparte, la psychanalyste de la frigidité. Un personnage maternel conçu d'après ma propre mère, une geisha, et enfin sainte Thérèse d'Avila… J'interprétais tous les personnages, j'avais écrit des textes et composé la musique. Barbara avait conçu une immense scène tournante, les cinq personnages avaient chacun un divan et une bibliothèque… La scène tournait et un nouveau personnage apparaissait… J'ai écrit cette pièce à New York et à Berlin, elle a été présentée une fois à Munich…
La pièce ”East New York” a été écrite un peu plus tôt.
A partir des années 90, j'ai beaucoup utilisé les effets électroniques. On m'a offert un sensor-lab, ce truc que les gens paient aujourd'hui 2000$. A l'époque mon travail était centré sur le déclenchement des effets vocaux. Plus tard je me suis mise à composer à partir d'un clavier échantillonneur.
Daniela – On peut revenir sur le mystère de l'improvisation libre…
Ce qui est important dans l'improvisation libre, c'est une spontanéité qui n'est pas donnée à tout le monde. J'adore me retrouver face au danger… Je n'y arrive pas toujours. Parfois je me contente de puiser dans mon sac à malices en évitant de tomber dans la facilité et les clichés. Quand on joue avec de nombreux musiciens différents, on a toutes les chances d'engager des conversations musicales multiples, et ce qui se passe avec l'un se passera autrement avec un autre… Encore un fois, pour moi ça consiste à puiser dans la mémoire, à tisser des trames… C'est la fonction que j'aime quand j'improvise avec un groupe, saisir des morceaux épars, construire un lien, donner le fil à retordre conducteur… L'expérience d'improviser avec un autre musicien est toujours différente. C'est stimulant d'utiliser différents outils.
Daniela – Est-ce qu'il t'arrive de "parler en langues" ?
Ca m'arrive… Ca me trouble, parce que c'est presque une signature… Il m'arrive d'être plongée dans un état… médiumnique… Je dois plonger en moi-même si profondément que ça a l'air un peu psychotique… Ce que j'écris à tendance à laisser une plus grande place à l'improvisation libre. Mais je voudrais me pousser en avant pour voir si quelque chose se répète où si ce son a encore la possibilité de se transformer. Jusqu'où puis-je aller dans mes propres profondeurs et comment j'en ressors pour me trouver…
Daniela – Est-ce une expérience extatique?
Parfois, oui. Dans un sens non religieux, plutôt un état de transe. C'est aussi le jaillissement de la légèreté, le jeu des mots, le plaisir ludique… C'est intense, voire hystérique… Mais il y a aussi quelque chose de léger, le sens de l'humour, le sens des situations les plus délirantes qui provoquent le rire! J'aime opposer l'intensité de la colère à la douceur de la tendresse, et à l'humour. Je ne cherche pas à faire le clown, mais quand on passe de la colère à de la poésie déjantée, ça fait rire…
Daniela – Shelley Hirsch et la planète des avant-vocalistes, Diamanda Galas, Joan de la Barbara…
C'est vrai que nous utilisons toutes le corps et la voix, nous avons des techniques communes mais nos vocabulaires sont différents. Nous utilisons le même instrument pour ses possibilités sonores et émotionnelles. J'ai travaillé avec Bahima, cette chanteuse hollandaise extraordinaire dans le groupe de David Moss, et avec Susan Dehim dans le groupe de Christian Marclay. Du côté des vocalistes masculins, Phil Minton aussi est extraordinaire. Et Yma Sumac, que j'écoutais quand j'étais petite! Je n'aime pas être prise pour une vocaliste acrobatique. On ne dit pas ça de Diamanda Galas, elle fait pourtant plus de pyrotechnique que moi! Joan La Barbara est plus conceptuelle mais elle est prise au sérieux. L'acrobatie vocale ne me semble pas être au coeur de ma musique.
Daniela – Est-ce qu'on peut parler de "technique étendue" pour la voix?
La technique étendue est un corpus. J'entends dire : elle utilise les sons de quelqu'un d'autre! Tous les êtres humains fonctionnent de la même façon, quand on part en exploration, quand on balaie les idées reçues, si on essaie de recréer un air qui existe déjà, c'est autre chose… Mais on ne peut pas reprocher à quelqu'un d'utiliser un son qui est dans l'air et donc appartient à tout le monde. J'ai essayé d'imiter toutes sortes de grands chanteurs quand j'étais gamine. Ou bien j'imitais une partie de flûte ou de harpe ou de guitare. Ou les oiseaux, le bruit de l'eau. J'ai chanté avec une machine à laver. J'ai découvert les ressources de ma cavité vocale, la variété des textures… Une exploration.
Dans mes cours, j'insiste sur l'écoute et la spatialisation. Écouter son instrument et être attentif à la façon dont les sons se forment, et essayer de visualiser. Etre attentif aux plus petites nuances. Le souffle à la fin d'un mot, comment il s'interrompt ou se prolonge. Les minuscules sons provoqués par la salive… Longtemps j'ai chanté sans mots, mais maintenant j'improvise beaucoup avec les mots. C'est pour ça que ça devient plus dur de continuer à aller en Europe… A moins d'improviser en français, ce que je réussis pas mal, en fait : inspiration – graduation – tout ce qui existe comme mots identiques en français et en anglais. J'ai besoin de ma langue maternelle…
from "Glow" with Gordon Beeferman, Michael Evans, Michael Foster (2023)
Daniela – Bilan du travail accompli ces dix dernière années?
J'ai composé beaucoup de pièces comme des émissions de radio. J'aime l'idée qu'une pièce puisse avoir une existence purement sonore, mais puisse être aussi un spectacle multi-media. J'aime les portraits. La pièce sur Jerry Hunt qui m'a demandé des années de travail, a été jugée trop expérimentale en Allemagne. East New York est le portrait d'un quartier. Jerry Hunt** fantastique performer, compositeur, vidéaste, dont le travail m'a sidérée quand je l'ai découvert. Il est mort en 93. En 96 j'ai fait une série d'hommages comprenant des duos virtuels avec lui. J'ai eu un entretien avec son amant. J'ai utilisé des archives, sa musique, j'ai fait construire des sculptures, conçu une installation video… Un monde…
Je suis apparue dans la série des musiques juives radicales de Tzadik, le label de John Zorn. Sur le moment, je trouvais que ça ne convenait pas à ce que je faisais, mais ça m'a fait réfléchir à mes propres préjugés. Ce n'est pas avant d'avoir joué en Suisse dans une manifestation intitulée ”Musique Juive : Héritage et identité”, que j'ai commencé à me poser des questions sur l'antisémitisme, sur la ténacité de la résistance des Juifs. Je n'ai pas été élevée dans la tradition juive, mais j'en adorais les réminiscences culturelles, les chants à la synagogue du voisinage, les balancements et les antiques habits de prière… Je ne me sens pas particulièrement concernée par la notion de musique juive radicale telle que l'entend Zorn. Surtout par ces temps d'occupation et d'oppression exercées par des Juifs. Ce n'est pas toujours facile d'être juif…
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* St John the Divine, près de l'université de Columbia à Harlem. Cette cathédrale était un bastion de la protestation politique et sociale. Elle a été à l'origine de nombreuses manifestations culturelles destinées à élargir son influence sur les communautés voisines, divisées par la race, l'argent et le pouvoir universitaire.
** The Work of Jerry Hunt
Jerry Hunt (1943-1993). Pionnier de la musique électronique et de la performance vidéo en temps réel, constructeur d’instruments numériques expérimentaux.
Au catalogue Tzadik : Jerry Hunt "Song Drapes". Dernière performance en 1993 de ce géant de l'électronique live où figurent ses amis Karen Finley, Shelley Hirsch et Mike Patton, dédiée au médium Edward Kelley et aux alchimistes.
Jerry Hunt was a brilliant, one-of-a-kind artist and human being. A pioneer of real-time electronic and computer music and video, he designed and built much of his own equipment long before the advent of commercial samplers, digital signal processors and computers. Because his tools were so idiosyncratic it was difficult to know how it all worked; I'm not sure that anyone ever really knew what he was doing. For this reason his performances were wonderfully disorienting -- one never knew exactly where these sounds and images were coming from, or what their relationship was to his onstage activity. In fact, you never quite knew if it was all "working" or not, but that was part of the mystery and the charm of it.
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Anaïs Prosaïc, journaliste, documentariste. Elle réalise de nombreux films musicaux (Mahmoud Ahmed, Eliane Radigue, Marc Ribot, Sylvie Courvoisier, Patti Smith ... >La Huit<) et, dans les années 90, participe à deux émissions phares de la télévision: "Megamix" (1989-1994), produit par Martin Meissonnier pour La Sept/Arte & "L'oeil du cyclone" (1994-1999), programmes Courts/Canal+. L'entretien avec Shelley Hirsch ci-dessus fait partie d’un ensemble à paraître dans un futur ouvrage intitulé "Les insolites new yorkais farouches"…
Daniela Swarowsky, née en 1960 à Vienne (Autriche), décédée en 2019 à Berlin.
Organisatrice de rencontres artistiques et d’évènements multi-media, productrice de concerts de musique nouvelle et expérimentale, chercheuse, auteure de plusieurs films documentaires ("Messages From Paradise I & II") qui questionnent les notions d’identité, de migration, d’exil. A vécu et travaillé à Vienne, Paris, New York, Rotterdam et Berlin.
My work has been driven by the attempt to stretch and cross boundaries. My work often starts out with an idea, which I am interested in exploring. These ideas are nourished by cultural, social and political phenomena, which I try to analyze before turning them into an artistic concept. By metaphors I invent settings for experiments, initiate artistic and social processes, create and direct experiences, and produce material and immaterial images as well as space(s).
I conceive an artistic concept, develop a framework as a starting point and invite other artists, often from different artistic backgrounds or disciplines to join in to explore a specific theme or context together with me. The projects are always developed in an open and visible process for a specific context and space, which often is not the traditional white cube. The audience becomes an integral part of the work and cannot stay outside as pure spectators or consumers. Communication and interaction with the people in the street is part of the work and essential. The documentation plays an important role as the work is often ephemeral and only takes place in a fragment of time.
That’s what I do: invite people to take risks and do things they would normally not do on their own, be it the artists, the shopkeepers, or the locals. I create instructions for experiments, build a (fairly) save framework in which the artists/ participants have enough space for their individual research and can take off on their ‘internal journey’. I try to keep my awareness on the process as much as on the whole. In a way I'm directing, always walking on the borderline between structuring and letting loose.
It had to be Rotterdam that I dared to step into the unknown, trying to bring my world of ideas into the Zwaanshals reality."
I_I°I_I
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