Prisoners Go Go Band - Live! At the Butchery with Special Guests On Fire!
Yunus Momoniat : basse, voix, cordes, synthétiseur, percussions, piano, bandes
Igbal Momoniat : batterie, voix, synthétiseur, percussions, radio
Neil Goedhals : guitare, synthétiseur, batterie, voix, orgue, saxophone
Lp - Cheep Records - South Africa - 1982
Lp -
S-S Records - Usa - 2011
"Prisoners Go Go Band" sont à Johnny Clegg ce que
The Door and The Window sont aux Clash et
"Live! At the Butchery with Special Guests On Fire!" aurait du résonner jusqu'à nous bien avant, condamné comme d'autres à l'ultra confidentialité pour raisons tant pécuniaires que politiques, partageant la tombe du Panthéon des génies oubliés du do-it-yourself-post-punk-pop à tendance expérimentale semi-improvisée tels
Performing Ferret Band,
The Wildings ou autre
Udder Milk Decay.
Enfin rééditée, cette perle de l'underground Sud-Africain mérite le titre de (re)découverte de ces 10 dernières années (j'exagère à peine).
Evacuons d'entrée l'exotisme facile et ethnocentré : la musique de
"Live! At the Butchery with Special Guests On Fire!" n'a rien d'exotique et l'urbanité rêche de Johannesburg ne semble pas si loin du Londres ou du Berlin de ces années. Au lieu d'une Margaret Thatcher ou de néo-nazis d'outre Rhin en ligne de mire, c'est à mots couverts, formulations poétiques et allusions subtiles propres à toute création underground sous dictature (on pense au tropicalisme brésilien, au rock tchécoslovaque, au punk en Rda, etc.) que les titres ou les (rares) paroles visent un certain John dans
"The South Africans" (Le premier ministre durant les émeutes de Soweto
John Vorster?), les abus des personnels pénitentiaires dans
"Talking to the warden's wife", le quasi esclavagisme des mineurs dans
"Gold and bars" ou encore militent aux côté des ouvriers de la viande dans
"Meatworkers strike a light" (référence à la grève gigantesque qui paralysa un an le pays en 1980).
De multiples références sautent aux oreilles telles
This Heat,
Faust,
Can,
Dome,
The Decayes, mais aussi l'esthétique lo-fi / low budget de
LAFMS, le meilleur du post-punk DIY anglais et quelques touches d'improvisation à la
Incus ou
Bead Records ; le name dropping tentant surtout ici d'affilier "Prisoners Go Go Band" à une famille à laquelle ils méritent d'appartenir puisqu'à l'écoute ces influences à peine esquissées sont vite dévorées par l'invention d'un son, presque sale, qui leur est propre.
Certains témoins de l'époque attestent de la volonté du trio d'écorcher leur son à la limite de la saturation, de travailler par effacement jusqu'à un substrat "résiduel" ensuite amplifié, tel que le décrit Neil Goedhals, l'Afrikaner de service, dans un entretien, avouant l'influence de la réflexion de John Cage sur la nature du bruit ainsi appliquée au rock par le groupe comme l'eût fait
Penny Rimbaud aux premières heures de
Crass.
Musique radicale donc, comme les conditions qui entouraient le trio mixte lorsqu'il expérimentait caché 6 ans durant pour accoucher finalement d'un album enregistré en 1981 et sorti très discrètement en 1982. Non seulement la mixité raciale était passible de moult emmerdements mais le simple fait de faire de la musique "dégénérée" titillait les censeurs et la jouer en public difficilement envisageable. Quelques formations expérimentales "blanches" anti-apartheid existaient tant bien que mal, comme
Happy Ships,
Kalahari Surfers ou les pionniers du prog-psyché
Freedom's Children mais, aucune à ma connaissance, mixte. Il va sans dire que la diffusion dans de telles conditions a pu être un souci et que les distributeurs et les radios ne se sont pas rués dans cette aventure malgré elle subversive.
On sait grâce au web, copié-collé ici sans vergogne, que
Neil Goedhals, artiste sans concession faisait se catapulter Dada et le conceptualisme dans ses œuvres visuelles, qu'il fût à l'origine du groupe art-rock
KOOS avec
Kendell Geers et surtout qu'il se suicida comme un ultime acte de dé-création en août 1990, moins d'un an avant l'abolition de l'apartheid. On sait que les deux frères Yunus et Igbal Momoniat vivaient à
Lenasia, le township exclusivement indien au sud de Soweto et à 35 kilomètres de chez Neil Goedhals. On sait que tous trois furent étudiants à
WITS (Witwatersrand University), université qui avait la particularité durant l'apartheid d'accueillir également des étudiants noirs en nombre limité et qui a formé l'élite noire du pays (dont Nelson Mandela) et qu'elle fût la première déségréguée. On sait que pour la première fois 300 étudiants blancs de WITS défilèrent dans le centre-ville pour protester contre la répression meurtrière à l'encontre des écoliers de Soweto. On devine que Goedhals et les frères Momoniat s'y soient rencontrés comme on suppose que l'ancien activiste
Ismail Momoniat, aujourd'hui figure importante du gouvernement soit un parent de ces derniers. On sait que la communauté indienne a été d'une importance décisive dans la lutte contre le régime de P. W. Botha. On sait encore que
Yunus est aujourd'hui un journaliste politique influent, fidèle au
Mail & Guardian, anciennement The Weekly Mail, premier hebdo anti-apartheid, mais de l'autre frère, Igbal, on perd la trace dans les années 90 au Zimbabwe où il exerçait semble-t-il le non moins digne métier d'ingénieur du son.
Ajoutons que d'après certaines sources, moins de 100 copies ont circulé, et vous l'aurez compris, outre l'excellence musicale, cet ovni compile tous les atouts de l'objet de culte, voire l'étendard d'une révolte après-coup, que l'heureuse initiative du label
S-S Records rend désormais accessible au monde libre.
Samon Takahashi - juin 2015