RANDY WESTON ET
LES GNAOUA,
À LA RECHERCHE
DE L'EXPÉRIENCE LIMITE
by Pierre François Moreau
Le pianiste Randy
Weston, né à Brooklyn en 1926, fait partie de ces jazzmen qui ont traqué la
vibration de la matrice africaine, brèche ouverte par le Duke et Coltrane.
Randy Weston raconte un voyage fondateur qu'il a effectué en 1967, au Maroc, et
sa rencontre avec des musiciens gnaoua ; une aventure initiatique sur les
traces de l'Afrique et du blues.
Tout commence par un
massacre. Le sang, les larmes, et la déportation. En 1590 — ce qui correspond
en France au règne d’Henri IV —, le sixième sultan du Maroc el Mansour,
surnommé le Doré, envahit avec dix mille hommes chameaux et canons l’empire
songhaï, établi le long du fleuve Niger, du Sénégal à l’Aïr. Rendus à
l'esclavage ou enrôlés de force comme soldats, ces hommes soumis n'en ont pas
moins emporté leurs rites. Ainsi naît la nostalgie. Le blues d'un groupe
déporté, venu de Guinée — d'où le nom de Gnaoua —, qui vibre dans le guembri, les qraqeb
métalliques, le tbel, les incantations en langue bambara, les pas de danse et
la transe. Une mystérieuse alchimie a fait de ces anciens esclaves des
musiciens guérisseurs qui sillonnent l'Afrique du Nord, vénèrent la mémoire de
Sidi Bilal, leur guide, le muezzin du Prophète — un esclave noir chrétien
affranchi par Mahomet lui-même pour avoir guéri par la seule grâce de son chant
Fatima, sa fille…
Le chemin de l'esprit,
c'est ce que cherchait Randy Weston lors de sa première tournée en Afrique de
l'Ouest, en 1961. Loin des consécrations (New Star pianist, 1955), lui qui se
sait être un descendant d'anciens esclaves, se sent là au rendez-vous avec sa
filiation.
« Cette première tournée
s'est achevée à Rabat au cinéma Akdal. Elle m’a révélé la part d'Afrique qui
était en moi, et que je n'avais jamais perçu. Je cherchais à réaliser ce rêve
d'autant que je m'éloignais définitivement des tentations du synthétiseur qu'on
commençait à exploiter à l'époque. J'étais résolu par amour à la musique
acoustique, et me sentais très proche de ces musiciens d'Afrique, du son
charnel de leurs doigts, de leurs paumes. À peine de retour aux États-Unis, je
ne pensais qu'à repartir. »
1967, retour donc à Tanger.
Et Randy Weston va y rester sept ans. Installé rue de Gibraltar avec sa fille
Pamela et son fils Azzedine, il fréquente bientôt le petit monde des amateurs
de musiques traditionnelles.
« Un soir, un ami marocain
arrive chez moi en compagnie d'Abdellah el Gourd, un homme à la peau très noir,
au regard intense. Il tenait un guembri à long manche et il s'est mis à jouer,
à chanter… Écouter cette musique a été une véritable expérience intérieure.
Puis, ç'a été le déclic, j'ai pensé à Jimmy Blanton de l'orchestre de Duke
Ellington qui a révolutionné la contrebasse en la libérant de sa pratique
symphonique, et de son archet. En écoutant le guembri sonner, j'entendais Jimmy
Blanton ! J'entendais un rythme libre ! »
Abdellah el Gourd, né en
1947, est considéré comme le grand ambassadeur de la musique gnaoua ; en
1999, il marquera l'Institut du Monde Arabe d'un concert-transe mémorable au
côté du saxophoniste Archie Shepp.
Entre Abdellah et Randy, la
complicité s'établit. Un vieux piano répond au guembri, et ce premier concert
sera le début d'une longue amitié, Abdellah devenant le sésame auprès du milieu
gnaoui de Tanger, des vieux maîtres comme Ben Massaoud, un centenaire dont les
souvenirs composent une longue chanson de geste.
Par le hasard, Amal la
cuisinière venue du Rif qui tient d'une main ferme la maison de la rue de
Gibraltar est liée aux Jillalah, une confrérie spirituelle issue des traditions
soufistes, musiciens et guérisseurs comme les Gnaoua. Ainsi les soirées
tanjaouies alternent au son de la flûte et du bendir des Jillalah ; du guembri,
des crotales métalliques et du tbel, le tambour des Gnaoua. Ces rencontres se
révèlent prolifiques. Ainsi germe l'idée d'un centre de musiques africaines. Au
cours de l'année 1969, Randy ouvre et anime l'African Rhythms Club, un lieu de croisements où, dès la fin
d'après-midi, se retrouvent des jeunes tanjaouis qu'il accueille avec son trio,
son fils Azzedine aux percussions et une danseuse afro-américaine ; Gnaoua,
Jillalah, musiciens berbères, ou voix du Congo chantant en singali s'y produiront
en alternance avec des blues bands de Chicago.
« Un jour, nous avons
décidé d'organiser une cérémonie gnaoui à la maison avec Abslam et sa femme
Khadijah. Ce n'était pas une vraie lila, plutôt des amis qui se retrouvent pour
jouer de la musique. Ma maison était parfaite pour recevoir. »
La lila, rituel nocturne de
réconciliation, qui peut avoir un but thérapeutique, est aussi une fête durant
laquelle on scande les noms de Bilal, des saints musulmans, des djinns qui
visiteront peut-être l'assemblée, le mællem et ses disciples.
« Abslam avait demandé aux
Gnaoua, conduits par Fatah, de jouer la couleur jaune, en fait la couleur de
Khadijah, qui soudain est tombée en transe. Une présence a paru emplir la
maison. Khadijah qui avait une voix très haute et délicate, s'est mise à
vibrer, libérant un son étrangement grave, profond, comme un dédoublement, cela
tout en dansant. »
La lila appelée aussi
derdeba passe en théorie par le blanc, et les six couleurs du spectre qui se
succèdent en dix séquences, auxquelles il faut adjoindre l'ultime : l'absence
de couleur, le noir.
La cérémonie peut durer trois nuits. La couleur invoque
les djinns à venir s'emparer de l'adepte, et le vêtir. Ce soir-là, Khadijah
conclut de façon plutôt inattendue sa danse divinatoire.
« Mon batteur avait
une moto ancienne qu'il avait expédiée par le train à Rabat pour des
réparations, mais elle avait disparu en route. Quand les Gnaoua ont eu fini,
Khadijah s'est tournée vers lui et a prédit qu'on la lui servirait sur un
plateau avec sept personnes autour. »
L'étrange prédiction
s'avéra le lendemain même quand, après une promenade sur la plage, le musicien
entra au hasard dans un restaurant au fond duquel il découvrit avec
stupéfaction sa moto, en plus des sept clients de la salle…
Après des mois à les
côtoyer, Randy souhaite participer à une vraie lila, et chaque fois : « La
musique est trop forte ! » se contente de répéter le mællem Fatah d'un ton
énigmatique, mais Randy s'entête. Le fait que le sens de cette musique soit
d'entretenir un rite, l'avait encore à la fin des années 60 préservée des
influences extérieures, authentifiant d'autant l'appartenance au groupe ;
raisons qui renforçaient les réticences du maître.
Un soir, attiré par un
roulement joyeux venu de l'entrelacs des ruelles, Randy retrouve les Gnaoua
remontant en parade la médina, procession annonciatrice d'une lila, et au
milieu de la foule il reconnaît Khadijah, accompagnée de familiers.
« C'était plus fort que
moi, il fallait que je vive cette expérience. Je suis vite parti plaider ma
cause auprès de Fatah, qui a accepté à condition que je sois accompagné. Je
suis donc revenu avec un ami marocain qui m'a avoué en route n'avoir aucune
expérience en la matière… Lui au moins n’allait me décourager ! Quand nous
sommes arrivés, la grande pièce où se tenait la cérémonie était déjà pleine
d'invités vêtus de djellaba de couleur, ou en costume européen. Au milieu, se
trouvait le grand maître M'Barek avec ses grands yeux, chacune de ses notes
libérait une force incroyable. Ce soir-là, j'ai expérimenté trois couleurs. »
Toute cérémonie débute donc
par le blanc représenté par la colombe, symbole de paix et de partage.
« Le guembri et les
claquements de dix qraqeb métalliques résonnaient à mes oreilles. La musique du
blanc a cessé pour libérer une nouvelle couleur, le rouge. C'était la couleur
de Fatah, un homme d'une soixantaine d'années, mais avec une énergie et un
corps de trente ans. Quand ils ont commencé à jouer — et cela dure des heures
—, Fatah habillé tout de rouge est entré en transe, en un mouvement très lent,
très doux, comme s'il flottait sur la musique. De toutes mes expériences
musicales, je n'avais jamais encore vécu une sensation aussi prenante. M'Barek
est un grand maître et possède un son qui ne ressemble à aucun autre, fort et
beau. Et le plus incroyable, c'est qu'en même temps, dans les rythmes,
j'entendais le jazz, j'entendais le blues, la bossa nova, le calypso, le
rock... En prenant chacun de ces rythmes séparément, je pouvais reconnaître
toutes les branches de la musique africaine.
« Soudain M'Barek s'est
écroulé, comme s'il était tombé de quatre étages, évanoui. Alors un autre s'est
saisi du guembri et a débuté la couleur bleue, la couleur du saint Sidi Moussa.
C'est aussi ma couleur, celle des Noirs américains, la couleur du blues. Le
Duke avait fait peindre son piano en bleu. Ces mélodies et ces rythmes bleus me
pénétraient au plus profond de mon être et cela montait, montait !…
« Quand le jour est venu,
les musiciens ont reposé leurs instruments, j’ai quitté la grande maison sur un
nuage. Je marchais et fonctionnais, mais je me sentais vivre dans une autre
dimension, un autre monde, cette musique avait pénétré mon esprit, mon âme.
Après cette expérience, j'ai essayé de jouer cette musique au piano en
n'utilisant que la main gauche afin d'obtenir le son grave, profond. Mais pour
restituer l'esprit, la force des notes, il faut y mettre toute l'extase de
l'âme. Lorsque j'ai enfin maîtrisé le morceau, je voulais le jouer en public.
Abdellah m'a conseillé d'en parler d'abord au maître Fatah. Et j'ai essuyé un
nouveau refus, cette musique contient un secret spirituel qui appartient à tous
les Gnaoua, il m'a donc prié de ne pas la jouer en public, ni de la
commercialiser. J'ai respecté son vœu, et je m'y suis tenu. Je suis souvent
retourné chez Fatah pour le convaincre de revoir sa décision. Il est important
de faire partager au monde la spiritualité africaine dont la pureté peut aider
à éveiller l'âme. Ma force de conviction devait être pure, un an plus tard,
Fatah m'y a finalement autorisé.
« Je suis alors parti en
tournée accompagné d'Azzedine, Neil Klark et Talib Kibwe. Lors du festival de
San Sébastien en Espagne, devant une salle pleine, nous avons joué pour la
première fois le fameux thème Sidi Moussa que j'appelais Blue Moses. Le public s'est trouvé bientôt
complètement surexcité, les gens frappaient dans leurs mains les rythmes
gnaoua, même au Maroc lors de nos concerts, je n'avais jamais ressenti une
telle frénésie générale.
« J'ai eu une expérience
extraordinaire en France, à La Rochelle. Nous étions dans un théâtre qui
disposait d'une très bonne acoustique. Nous avions entamé le même morceau,
Azzedine aux percussions, Blue Little à la basse. J'ai alors entendu résonnant
du plafond du théâtre un écho de ce qui m'a semblé être, sans autre
explication, une assemblée d'esprits. Cet écho de présences invisibles a duré
plus d'une minute, je continuais de jouer, mais j'ai senti que notre prestation
était particulièrement sensible. À la fin du morceau, je me suis tourné vers
les musiciens : " Avez-vous entendu ce que j'ai entendu ? " Ils
firent signe que oui. Azzedine m'a raconté plus tard qu'à ce moment-là, ses
mains bougeaient hors de son contrôle, comme si une force étrangère les avait
dirigées. »
Randy se souvient de la
réplique d'un gosse, petit marchant ambulant de la place Jaama Al Fna de
Marrakech à qui il demandait qui étaient les Gnaoua : « La première musique ! »
Cette question, Randy la
reposera à un lettré marocain, bourgeoisement installé à l’intérieur de la
palmeraie. La réponse de l'hôte, toute aussi compliquée que sa situation de
famille, avec quatre femmes et dix-huit enfants, n'en fut pas moins claire, il
en appelait aux Gnaoua pour harmoniser sa vie, et apporter la paix dans sa
maison.
Au cours des tournées
suivantes, Randy croisera M'Barek Ben Atman au club de Base Street, à
Casablanca, puis à Agadir dans la nouvelle salle municipale, lors d'un concert
donné en compagnie d'Azzedine et des Ha-Ha, un groupe de chanteurs berbères des
montagnes de l'Atlas. Enfin, courant 69, les deux hommes se retrouveront au
festival d'Azilah. Plus tard cette nuit-là, M'Barek le rejoindra pour
improviser.
« La scène se trouvait sur
la plage éclairée par une superbe pleine lune, ma loge était remplie d'amis —
musiciens, poètes, écrivains, journalistes. M'Barek était là, rayonnant, lui
qui était la clé de toutes mes rencontres avec les Gnaoua de la région » ;
c'est à Tamesloht près de Marrakech que s'organise chaque année le moussem,
pèlerinage en l'honneur du saint Bilal qui a lieu le jour anniversaire de sa
mort. « Et je garde l'image du moment de mon départ. Après un dernier thé à la
menthe place Jaama Al Fna, je lui fis mes adieux et le félicitai pour la
magnifique chemise qu'il portait. À peine le taxi démarré, j'ai entendu crier,
M'Barek courait après la voiture tout en ôtant sa chemise qu'il a réussie à me
lancer par la fenêtre ouverte. C'était drôle et merveilleux ». En hommage à ces
liens, Randy enregistrera à Marrakech le 17 septembre 1992 : The splendid
Master Gnawa Musicians of Morroco.
(grâce au concours de la
photographe Ariane Smolderen)
Le guembri, premier des
trois instruments du rituel gnaoui, est une basse fabriquée dans un tronc de
palmier évidé, ou en bois d'amandier, de figuier, de saule. Le guembri possède
trois cordes en boyau de chèvre tendues sur une peau de chameau, l'une accordée
à la tierce, l'autre à la quarte, la centrale étant le bourdon sur laquelle les
doigts frappent, couvrant ainsi les deux registres, mélodique et percussif.
Les qraqeb sont des petites
cymbales, appelées aussi crotales métalliques pour leur son qui rappelle celui
du serpent à sonnette.
Le tbel est un tambour,
nommé au ganga, qu’on frappe avec deux baguettes.
...
Eléments discographiques
The spirits of our ancestors, 2cd Verve, avec Dizzy Gillespie,
Pharoah Sanders, entre autres ; contient le titre Blue Moses évoqué plus haut, 1991.
The splendid Master
Gnawa Musicians of Morocco,
Verve, 1992.
Marrakech, in the cool
of evening, Verve, 1994.
Spirit! The Power of
Music (Arkadia),
featuring Gnawa musicians, 1999.
Blue Moses by Randy Weston